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    Serait-il interdit à la musulmane de regarder les visages ?

    Par Anas • 17 mai, 2010 • Catégorie: W- La société humainec - La femme dans la société

    Deux questions ayant été posées :

    1) Des femmes viennent au magasin dans lequel je suis employé, et j'ai d'énormes difficultés à appliquer l'interdiction de regarder même leur visage. Comment faire ?

    2) Dire que la musulmane peut regarder ce qui n'est pas 'awra chez l'homme, cela est contraire au verset qui dit : "Et dis aux croyantes de baisser leur regard" (Coran 24/31) : ce verset est général, et il s'agit donc pour la musulmane de baisser le regard ; regarder le visage d'un homme ne peut être autorisé pour elle qu'en cas de nécessité (dharûra). Installer un écran sur lequel le programme de la mosquée est retransmis (que ce soit en direct ou que ce soit en différé, après enregistrement, par le biais d'une chaîne de télévision ou de l'Internet) devant les sœurs est donc interdit, car celles-ci peuvent alors voir les hommes qui présentent le programme.

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    Réponse :

    Il n'est pas interdit à une femme de regarder le visage d'un homme, sauf s'il y a taladhdhudh. De même, il n'est pas interdit à un homme de regarder le visage d'une femme, sauf s'il y ataladhdhudh.

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    A) Dans le Coran :

    Dans le passage coranique dont la seconde question cite une partie, il y a en fait deux versets traitant de ce sur quoi on dirige son regard : "Dis aux croyants de baisser leur regard – "yaghuddhû min absârihim" – et de préserver leur chasteté" (Coran 24/30), et, au verset suivant : "Et dis aux croyantes de baisser leur regard – "yaghdhudhna min absârihinna" –, de préserver leur chasteté et de ne faire apparaître de leur parure que ce qui en paraît" (Coran 24/31) (cliquez ici et ici pour savoir que représentent les termes "ce qui en paraît").

    Selon un des commentaires existant ici, la particule "min" qui précède le mot "absâr" – "regard" – est "tab'îdhiyya" (ce commentaire est visible dans entre autres Tafsîr ul-Qurtubî), ce qui implique qu'il s'agit de certains regards que d'un côté le musulman, et de l'autre la musulmane, doivent ne pas porter sur des personnes autres que le(la) conjoint(e).

    Ce commentaire signifie :
    – que le musulman ne doit pas poser son regard, chez ces personnes :
    -- sur ce qui relève de leur 'awra par rapport à lui (cliquez ici pour découvrir qu'est-ce qui, chez qui, est 'awra par rapport à qui) ; seuls les cas de nécessité (dharûra shar'iyya) font ici exception (le cas de ses propres enfants relève de la même veine : il faut respecter leur pudeur, même si pour faire leur toilette quand ils sont en très bas âge on peut bien entendu regarder leur 'awra : ceci relève de nouveau de la dharûra shar'iyya) ;
    -- et sur ce qui n'est pas 'awra par rapport à lui mais lorsqu'il éprouve de la taladhdhudh ;
    – et que par contre, par rapport à ce qui n'est pas 'awra, s'il n'y a pas taladhdhudh, le regard reste autorisé (min al-ibâha al-asliyya).

    On peut formuler cette règle ainsi :
    – C'est la 'awrah qu'il n'est pas autorisé de regarder (même si on prétend qu'il n'y a alors pastaladhdhudh), la seule exception consistant en les cas de dharûrah ;
    – mais pour ce qui n'est pas 'awrah, c'est même s'il n'y a pas de dharûrah shar'iyya qu'il est autorisé de le regarder, à condition qu'il n'y ait pas shahwat ut-taladhdhudh ; cette autorisation ne dépend donc pas d'un cas de nécessité, mais existe en tant que principe de base.

    La même chose peut être dite à propos de la musulmane et de son regard :
    – elle ne doit pas regarder, chez autre que son mari, ce qui relève de leur 'awra par rapport à elle (lire notre article susmentionné pour découvrir qu'est-ce qui, chez qui, est 'awra par rapport à qui) ; seuls les cas de nécessité (dharûra shar'iyya) font ici exception ;
    – ce qui relève pas de la 'awra, elle peut regarder ; sauf s'il y a shahwat ut-taladhdhudh.

    Ce commentaire de la particule "min" est appuyé par les faits suivants, extraits de la Sunna...

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    B) Dans la Sunna :

    – B.a) Une musulmane regarde ce qui n'est pas 'awra chez des hommes : 

    Il est un hadîth où on voit le Prophète dire à ses épouses Umm Salama et Meymûna (que Dieu les agrée), lorsque Ibn Umm Maktûm (que Dieu l'agrée), qui était aveugle, vint chez lui : "Ihtajibâ minh"(ce que l'on peut traduire par : "Passez derrière le rideau par rapport à lui") ; le voile avait alors déjà été rendu obligatoire, précise Umm Salama. Comme elles lui dirent qu'il était aveugle, le Prophète leur dit : "Et vous, êtes-vous aveugles ? Ne le voyez-vous pas ?" (at-Tirmidhî, 2778, Abû Dâoûd, 4112).

    Certes. Cependant :
    – à considérer que ce hadîth soit authentique (ce qui est l'avis entre autres de Ibn Hajar : Fat'h ul-bârî9/418), il concerne uniquement les épouses du Prophète (sur lui soit la paix) (c'est ainsi que Abû Dâoûd a interprété ce hadîth dans son Sunan après l'avoir rapporté, citant le fait qu'il disait choses différente du fait que à Fâtima bint Qayss le Prophète a dit ce qu'il a dit par rapport à ce même Ibn Umm Maktûm : Muslim 1480, Abû Dâoûd 2284) ;
    – et, même en ce qui concerne les épouses du Prophète, ce hadîth montre seulement ce qu'il est mieux de faire (al-wara') (Tuhfat ul-ahwadhî), car celui de Aïcha (que nous allons voir) prouve l'autorisation (jawâz) de faire différemment, même pour les épouses du Prophète.

    En effet, le Prophète (sur lui soit la paix) a fait regarder Aïcha (que Dieu l'agrée) le jeu des Abyssiniens (avec leurs lances) dans la mosquée (rapporté par al-Bukhârî, 4938, etc.) (d'après une des interprétations, il s'agit de la cour de la mosquée). Ibn Hajar écrit que ceci se passa en l'an 7 de l'hégire, et Aïcha avait alors 16 ans (Fat'h ul-bârî 9/418).

    Al-Bukhârî a d'ailleurs écrit comme titre (tarjama) sur ce hadîth : "Le fait que la femme regarde des Abyssiniens et semblables à eux, sans rîba" ("Nazar ul-mar'ati ila-l-Habashati wa nahwihim, min ghayri rîba") (Sahîh ul-Bukhârîkitâb un-nikâhbâb n° 113). Ce "rîba" évoque apparemment la "taladhdhudh" plus haut citée.

    – B.b) Un transmetteur décrit le visage d'une musulmane de l'époque du Prophète (sur lui soit la paix) :

    Un jour de Eid, le Prophète (sur lui soit la paix) était allé refaire un discours pour les femmes qui n'avaient pas pu entendre celui prononcé immédiatement après la prière (salât ul-'îd). Cet événement est relaté par différents Compagnons… Tous mentionnent en substance que le Prophète leur a alors dit : "Donnez l'aumône".

    Jâbir relate que le Prophète a dit aux femmes, le jour de Eid ul-fitr : "Donnez l'aumône (…)." Il relate que, ensuite, suite à un propos que le Prophète tint alors, "une femme, assise au milieu du groupe des femmes, aux joues jaunies (ou : rembrunies) ("saf'â' ul khaddayn"), s'est levée et a dit : "Pourquoi donc, ô Messager de Dieu ?"" (…) (Muslim 885).

    Par ailleurs, Asmâ' bint Yazîd relate du Prophète un propos similaire à celui relaté par Jâbir, avant d'ajouter : "J'ai alors interpellé le Messager de Dieu – j'osais devant lui – : "Pourquoi donc, ô Messager de Dieu ?"" (…) (Fat'h ul-bârî, Ibn Hajar, 2/603, citant ce qu'"ont rapporté al-Bayhaqî, at-Tabaranî, et autre qu'eux"). La femme dont l'identité n'est pas précisée dans la relation de Jâbir pourrait donc être Asmâ' bint Yazîd.

    On voit ici que cette femme a pu se lever devant tout le monde, et le transmetteur a regardé son visage et l'a décrit. (Le fait est que c'étaient certaines musulmanes seulement qui se voilaient le visage. Toutes ne portaient pas le voile du visage. Cliquez ici pour en savoir plus.)

    Certains frères disent que cet événement date d'une époque antérieure, ensuite il a été abrogé par le verset du voile (Coran 33/53).

    Cet avis ne semble cependant pas pertinent, car Ibn Abbâs a relaté que, un jour de Eid, le Prophète, après avoir fait le sermon, s'est rendu auprès des femmes, a récité devant elles le verset 60/12, puis leur a demandé si elles étaient fidèles à l'engagement que communique ce verset ; une femme lui a répondu : "Oui, ô prophète de Dieu". Le Prophète a dit : "Donnez l'aumône" (al-Bukhârî, 936, 4613, Muslim 884). An-Nawawî a écrit, en réponse à un avis de al-Qâdhî 'Iyâdh, quelque chose qui indique que ce récit relaté par Ibn Abbâs et celui relaté par Jâbir concernent le même événement (cf. Shar'h Muslim, 6/172). Or le verset 60/12 a été révélé suite au pacte de al-Hudaybiya, qui a eu lieu en dhu-l-qa'da de l'an 6 de l'hégire, alors que le verset du voile a été révélé suite au mariage du Prophète avec Zaynab, lequel a eu lieu soit en l'an 3, soit en l'an 4 (un autre avis allant tout au plus jusqu'à l'an 5 de l'hégire) (cliquez ici).

    Le jour de Eid où cet événement s'est passé est donc bel et bien postérieur à la révélation du verset du voile.

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    C) Il existe également d'autres règles que celle relative au regard :

    Ceci nous permet de répondre à la seconde question : Le visage de la femme ne faisant pas partie de sa 'awra, il n'y a aucune interdiction à ce que le musulman regarde le visage de la dame qui vient lui parler dans par exemple le cadre de son activité professionnelle. Par contre le musulman doit rester vigilant vis-à-vis de ses pensées et de son cœur : il faut qu'il demeure "neutre".

    Il y a par ailleurs d'autres règles encore à respecter lors de la présence d'hommes et de femmes :cliquez ici pour en savoir plus.

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    D) Alors, bien sûr...

    Bien sûr, il est certains ulémas qui sont d'avis que si ce qui est exposé dans cet article est en soi (fî nafsihî) autorisé dans les textes, aujourd'hui, par mesure de précaution (sadd ul-bâb) par rapport au contexte, il s'agit de l'interdire.

    C'est un avis qui mérite le respect de chacun, même de celui qui n'est pas d'accord avec. L'ironie et la dérision des avis des ulémas, ce ne devrait pas être notre façon de faire.  

    Cependant, ceux qui sont de cet avis de précaution devraient pour leur part s'abstenir de présenter l'autre avis comme étant "contraire aux textes" et de crier au scandale, et devraient se souvenir que l'avis auquel eux adhèrent est un avis de précaution et non un avis donné tel quel dans les textes.

    Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).


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